INTERVIEW PARUE SUR LE SITE BRANCHE CULUTRE

Avec Agata, Olivier Berlion file Lucky Luciano : « L’engagement était total, j’ai redessiné trente planches et abandonné les encres noires que j’utilisais depuis des années »

Les gangsters ont la peau dure ! Sémillants ou empotés, séduisants ou répugnants, vilains ou héroïques, ils traversent les décennies et il y a toujours un film, un roman, une BD pour dépoussiérer leur mythe. Cette fois, c’est Olivier Berlion qui, seul-en-planches, s’intéresse à Lucky Luciano, un mafieux fédérateur qui menait bien sa barque avec un empire en béton… jusqu’à croiser Agata. Entre la fiction et le mythe du self-made-bandit, nous avons rencontré Olivier, dans les bas-fonds d’un New-York lumineux.
© Olivier Berlion
Bonjour Olivier, vous nous revenez avec Agata, une figure féminine pour mieux nous emmener au coeur d’un New-York mafieux. Celui de Lucky Luciano. Ça faisait longtemps que ça vous trottait en tête ?
Longtemps, oui et non. C’est un vieux projet, en fait, qu’à l’origine je ne devais pas dessiner. Je l’avais écrit pour un ami dessinateur qui n’a finalement pas pu faire le projet. Il était déjà question d’Ellis Island. D’autres récits sont venus : Le Juge, L’Art du crime… jusqu’à, au f ur et à mesure, avoir de plus en plus envie de concrétiser ce projet.
Avec comme bémol que ce terrain n’est pas vierge. Beaucoup de films, romans et BD’s ont épuisé ce milieu urbain et sans foi ni loi.
C’est vrai, la thématique et les lieux où je me suis installé ont souvent été visités. Esthétiquement, narrativement. J’avais déjà approché ce genre de récit avec Le Kid d’Oklahoma, un mélange de polar et de western.
© Olivier Berlion
Avec une certaine pression ?
Oui et non. J’ai vu énormément de documentaires. Je devais tout trouver pour pouvoir reconstruire, reconstituer la ville et son ambiance : les costumes, les lieux, les pièces. Mais je voulais surtout accoucher de mon propre univers, plus coloré qu’à l’accoutumée. Je ne voulais pas d’un polar sombre, je souhaitais le rendre poétique, être à mi-chemin entre dessin animé et réalisme.
© Olivier Berlion
Pour ce faire, vous invoquez un personnage mythique, Lucky Luciano !
Une figure incontournable à qui je voulais faire croiser la route d’une immigrée polonaise. Une femme des années 30, en pleine émancipation des femmes. La prohibition était passée par là, et malgré la restriction, une certaine liberté avait été acquise dans l’illégalité, plus rien n’empêchait les femmes d’avoir les cheveux courts, de boire des canons avec les mecs. Avec plein de freins malgré tout. Ce sont les premiers moments qui ont mené à une certaine indépendance.
Projet de couverture © Olivier Berlion
C’est ainsi  qu’Agata est née ?
L’idée était là mais il me fallait encore quelques recherches. Je suis tombé sur ces histoires d’avortement en Pologne, illégal dans ce pays très catholique. Beaucoup de femmes fuyaient donc le pays. Je pouvais faire coïncider ce phénomène de société avec un autre : la grande vague d’immigration entre 1925 et 1933. Agata a fui son pays après un avortement clandestin. Je voulais
De quoi introduire une femme dans l’univers masculin de Lucky Luciano.
C’est un mec qui a réussi sa vie de gangster en ne s’enquiquinant pas avec une nana, c’est en gros ce qu’il disait. Seulement, il a été arrêté en 1936. Ça me plaisait de lui imaginer un moment de faiblesse à cause d’une femme… mais aussi de réaliser un polar à destination des femmes.
© Olivier Berlion
Encore fallait-il un ciment entre Agata et Lucky.
Pour les faire se rencontrer, je me suis à nouveau servi d’une histoire réelle. Implanté notamment dans le milieu de la cimenterie, Lucky Luciano voulait établir un monopole. Et pour ce faire, il lui fallait décourager ses concurrents. Dont un industriel polonais qui ne s’est pas laissé impressionner. Jusqu’à ce que Lucky enlève son fils. Ce qui, dans mon histoire, allait mettre Agata sur sa route.
© Olivier Berlion
Lucky n’est pas aussi patibulaire et antipathique que certaines autres grandes figures du crime organisé. Il faut faire gaffe à ne pas trop s’y attacher ?
C’est vrai qu’il a un côté attachant. Sans doute, ses mémoires n’y sont-elles pas étrangères puisqu’il y raconte son enfance, sa revanche sociale. On peut avoir un petit a priori sympathique, d’autant qu’il avait envie d’unifier tout le monde et de débarrasser la ville de ses mafieux obsédés par leur ego et souvent racistes. Dans le gang de Lucky, il se fichait qu’il y ait des Juifs, par exemple. Ça le rend moins détestable que d’autres.
Ça reste un bandit qui a vécu de la prostitution, notamment. Tout en se faisant passer pour un gars  riche et entreprenant, toujours bien habillé et fixant ses rendez-vous dans des grands hôtels. Et s’arrangeant pour ne pas massacrer les gens en public.
© Olivier Berlion
Quant à éviter de trop s’y attacher, c’est ce qu’on apprend dans les écoles de scénarios. Hitler, quand il se levait le matin, avait sans doute l’agréable sensation de faire quelque chose de bien pour le monde ! Le Méchant ne s’avouera jamais être le méchant de l’histoire, justement. Il fallait qu’on sache qui il est sans forcément le lui faire dire. Avec Agata, j’ai essayé de cultiver un aspect solaire dans cette série, malgré tout. Quoiqu’il lui arrive, elle est toujours positive et heureuse. Ça me permettait de nuancer l’autre face, le côté sombre, dominant, terrorisant.
© Olivier Berlion
© Olivier Berlion
Une vraie quête de lumière, dans vos planches. C’était l’idée, dès le départ ?
Non, au tout début, j’ai réalisé trente planches plutôt sombres. Elles n’allaient pas dans le bon sens. Je voulais confronter le sombre à autre chose. On sentait trop le dessin. Du coup, j’ai redessiné ces trente planches. L’engagement était total, j’y ai mis mes économies, ce n’était pas facile de l’admettre mais c’était nécessaire.
Un essai de couleur sur une planche inédite © Olivier Berlion
Pour la petite histoire, mon dos m’a lâché. Je suis allé voir mon ostéo qui a relié ce mal à un manque de validation de soi-même. J’ai pris mon courage à deux mains, ai recommencé mes planches et le mal de dos est passé. J’ai abandonné les encres noires que j’utilisais depuis des années. Je suis revenu à un trait de ligne claire et ai banni les effets. Je ne voulais plus faire comme si… Pour faire un grillage, je devais m’atteler à le dessiner précisément, et non faire illusion avec des hachures ou une trouvaille qui « faisait » grillage et me permettait de gagner du temps. Même chose pour les murs, les routes, j’ai dessiné toutes les briques, tous les pavés. Les roues de voiture ! C’était plus net, j’ai gagné en authenticité. Je n’avais jamais poussé mon dessin à ce point-là.
© Olivier Berlion
© Olivier Berlion
Cela fait trente ans que je dessine. Si j’ai percé dans la BD, je rêvais avant tout de réaliser un film. Mais on ne fait pas un film comme ça quand on vient de la province. La BD permet de faire soi-même le casting, la mise en scène, la lumière. Et on évolue. Ici, trois voire, plus vraisemblablement quatre tomes sont prévus. Un tome, c’est l’équivalent d’un épisode de trente minutes d’une série télé.
© Olivier Berlion
Et pour le casting ?
Je ne me suis pas focalisé sur les vraies images, c’est un piège de faire des personnages trop ressemblants. D’autant plus que pour certains, on ne dispose que d’une photo vague ou floue. Je m’en suis tenu aux grandes caractéristiques. Mais Luciano me posait problème. En réalité, il avait une paupière à moitié fermée, stigmates de cette scène, au début de l’album, où il se fait refaire le portrait. Cette paupière dysfonctionnelle lui donnait un air un peu sournois mais ça ne marchait pas vraiment en BD, le lecteur pouvait prêter différentes interprétations à cette attitude, cela pouvait biaiser leur compréhension. Pour bien faire, j’aurais dû expliquer ce problème. Du coup, j’ai triché un peu et j’ai remplacé ce problème de paupière par une cicatrice.
Projet de couverture © Olivier Berlion
Et Agata.
Au départ, elle avait les cheveux courts, comme beaucoup de femmes de son époque. Mais ça la lui donnait un style trop raffiné. Du coup, je me suis inspiré d’une vidéo sur la Pologne des années 30, on y voyait notamment une chanteuse de rue avec un accordéoniste à ses côtés. Elle avait de longs cheveux blonds à la Bardot. Il m’était plus naturel de présenter Agata de cette manière. Même si elle va forcément évoluer.
© Olivier Berlion
Autre casting, celui du décor. Un univers urbain, comme vous les aimez, non ? Vos albums s’y implantent souvent.
Aimer ça ? Pas vraiment, en fait. Quand nous étions petits, avec un cousin, nous faisions des petites BD. J’étais incapable de dessiner les décors, donc il s’en chargeait. Et moi, je créais les personnages. Jusqu’au jour où il m’a laissé « tomber » – il est devenu architecte – et où il ne me restait plus qu’à faire les décors moi-même. Je me suis plongé dans une quantité inimaginable de bouquins. Et, comme souvent, le handicap est devenu une force. Bon, je ne m’éclate pas à chaque fois et je prends beaucoup plus de plaisir à faire une vieille cabane !
© Olivier Berlion chez Glénat
Ou une belle étendue d’eau.
Narrativement, ça évoquait énormément de choses. Ça permettait de laisser le lecteur respirer. De lui montrer le temps qui passe et la grandeur des États-Unis.
Quelles ont été les principales difficultés de cet album ?
Au scénario, il s’agissait de trouver une solution pour les planches centrales, quand Luciano va expliquer sa stratégie… sans que cela soit incompréhensible pour le lecteur. Je me suis arrêté à faire quatre cases sans aucune distraction, pour dire aux lecteurs « concentrez-vous ».
Graphiquement, le plus dur, ce fut les scènes d’intérieur avec des chaises partout, des gens, des perspectives..
© Olivier Berlion chez Glénat
Et niveau pagination, n’est-ce pas trop dur de se fixer sur un nombre de planches préétabli ?
Au début, j’ai présenté à l’éditeur ce qui devait être un 154 pages. Nous nous sommes rabattus sur une série. J’ai très vite senti que ce serait compliqué. J’ai tout fait en rough, poussé la mise en scène, le découpage, pour maîtriser le rythme.
En termes d’impression, je pense que l’ajustement du nombre de pages est beaucoup plus facile qu’auparavant, les cahiers ont changé. Ce n’est pas ce qui coûte le plus cher, c’est l’auteur! Si tout d’un coup, au lieu de 42 planches, il faut en payer cent à l’auteur, ça n’arrange pas l’éditeur. Par contre, pas de problème si l’auteur en fait cent au prix de 42 ! Ici, je pouvais me le permettre. C’est beaucoup plus compliqué en tant que dessinateur au service d’un scénariste. Il faut faire des compromis.
© Olivier Berlion
Vous chopez Lucky Luciano quand il tue « le père » et qu’il commence son ascension. Vous ne dites rien de sa vie, auparavant.
J’ai hésité mais je devais choisir : ou me pencher sur son enfance ou sur l’histoire de son empire en construction.
Au final, ces gangsters, qui sont-ils pour vous ? Une fascination ?
Je n’ai jamais été fasciné par les gangsters. ais je suis resté sur un film comme Les Incorruptibles de Brian de Palma ou Il était une fois en Amérique de Sergio Leone. Les films de Scorsese aussi. Au fond, il y a des bras cassés, des personnages qui sont au trois-quart crétins. Ça me plaît aussi, ça me permet de faire un peu d’humour tout en restant concentré sur le sujet.
La suite ?
Le tome 2… qui a du retard. J’ai refait des pages, j’ai eu un blocage scénaristique. Cette fois, c’est parti sur de bons rails.
Merci Olivier, vous pouvez reprendre votre flingue au vestiaire. Vous en aurez bien besoin dans ce monde trouble !

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